5. L'honorable Gabriel Roy (1770-1848)

par Marc-Gabriel Vallières
Article publié dans La Feuille de Chêne, octobre 2025, pages 10-13.

Le nom de Gabrielle Roy est connu de tous. L'oeuvre de cette grande romancière canadienne est depuis longtemps au programme des cours de littérature de nos écoles. Elle a décrit le Montréal des années 1940 de merveilleuse façon. Mais qui est son homonyme masculin, Gabriel Roy? Ce n'est pas un écrivain mais il a occupé une place importante dans l'histoire à la fois de Saint-Eustache et de la région des Pays-d'en-Haut. C'est en son honneur qu'a d'ailleurs été nommée la côte Saint-Gabriel où a été développée une station de ski réputée, le Mont-Gabriel. Quel était ce personnage et pourquoi le nomme-t-on «honorable»? C'est ce que nous allons examiner ici(1). Nous verrons comment le fils d'un paysan a pu gravir l'échelle sociale et acquérir fortune et respectabilité, avant de participer au développement de la seigneurie de l'Augmentation des Mille-Îles.

À la fin du Régime français, la ville de Montréal n'est qu'une toute petite bourgade. Son tissu urbain commence à peine à dépasser les murs des anciennes fortifications et sa limite Nord se situe à peu près à l'actuelle rue Saint-Antoine et à l'autoroute Ville-Marie. Au delà s'étendent des terres en culture et la rue Sherbrooke d'aujourd'hui est en pleine campagne.

Un cultivateur né près de Bayeux, en Normandie, possède une terre qu'il cultive pour la production maraîchère, à proximité de la montée qui deviendra bien plus tard la rue Saint-Laurent. Il se nomme Guillaume Roy dit St-Jean. La Nouvelle-France à peine cédée aux Anglais, il épouse en 1764 à la vieille église Notre-Dame de la Place d'Armes Marie-Anne Blais dit St-Martin(2). Le 19 décembre 1770 leur naît un fils baptisé le jour même Gabriel. Celui-ci grandit sur la ferme familiale et apprend le métier de maraîcher.

Les Roy ont pour voisins le marchand français Étienne Dumeyniou (ou Dumeynion) et sa compagne canadienne, Marie-Louise Claveau qu'il avait épousée(3) en 1761. Dumeyniou fait de florissantes affaires avec un écossais du nom de John McKindlay et le commerce a fait d'eux des gens très à l'aise(4). Par les dates de mariage, on voit bien que les Roy et les Dumeyniou sont de la même génération. Les deux couples ont un autre voisin, Jean Sabrevois de Bleury qui a épousé Marie-Anne Claveau, la soeur de Marie-Louise(5). Étienne Dumeyniou était d'ailleurs témoin à leur mariage. Monsieur de Bleury décède(6) en 1784 et son épouse en 1785. Le couple Dumeyniou recueille à ce moment leur fille Rosalie. Celle-ci étant l'héritière de la famille de Bleury, cela ajoute à la fortune gérée par Étienne Dumeyniou.

Dumeyniou s'éteint en 1798. Sa veuve ne pouvant s'occuper seule des biens laissés par son mari et ceux de sa fille adoptive, elle charge le fils de 28 ans de ses voisins, Gabriel Roy, de gérer son patrimoine. Un an plus tard soit le 5 avril 1799, elle fait donation de la jouissance de huit arpents de terre à ce «voisin qui lui rend service». Quatre jours plus tard soit le 9 avril, elle l'épouse(7)! Nous ne connaîtrons évidemment jamais les détails de cette situation. Notons cependant qu'à la date du mariage, la mariée avait 25 ans de plus que son époux(8). Lorsque celle-ci décède en 1810, son mari et héritier est devenu à 40 ans un riche bourgeois montréalais. Il ne met pas grand temps à se remarier puisqu'un an plus tard, le 25 novembre 1811, il épouse Sophia Bagg, fille mineure de Phinéas Bagg, originaire du Massachusetts qui a été hôtelier à Laprairie puis à Montréal. Le couple s'installe au village de Saint-Laurent, au Nord-Ouest de Montréal où Gabriel devient grand propriétaire terrien, commissaire d'école puis magistrat(9).

À une date et dans des circonstances qui nous sont inconnues, Gabriel Roy et Sophia Bagg deviennent les parents adoptifs d'une fille prénommée Sophie-Marie qui sera plus tard connue sous le nom de Mary-Sophia Roy-Bush. Celle-ci est la fille de William Roy Bush, de l'état du Vermont, et de Polly Bagg, soeur de Sophia(10). C'est ce qui fera le lien entre Gabriel Roy et la région de Saint-Eustache car le 22 septembre 1835 Mary-Sophia Roy-Bush épouse à l'église de la paroisse de Saint-Laurent Charles-Louis Lambert-Dumont, fils de feu Eustache-Nicolas et co-héritier de la seigneurie de la Rivière-du-Chêne.

Le nouveau couple a une fille, Marguerite-Virginie Lambert-Dumont, née à Saint-Eustache le 21 août 1838 dans ce qui est devenu le manoir seigneurial après les événements de 1837, au coin Nord-Est de la rue Saint-Eustache et de la rue de la Forge. Le bonheur familial est de courte durée car en 1841, probablement à cause d'une des nombreuses épidémies de choléra qui frappent le Bas-Canada à cette époque, Marguerite-Virginie devient orpheline en quelques mois durant l'année 1841. Le 27 juin, Mary-Sophia Roy-Bush décède à l'âge de 26 ans, alors que son époux Charles-Louis Lambert-Dumont meurt à son tour le 1er novembre, à 36 ans. Le testament de ce dernier nomme Gabriel Roy, père adoptif de sa défunte épouse, tuteur de sa fille Marguerite-Virginie(11).

La jeune seigneuresse âgée de trois ans vient d'hériter des deux tiers des seigneuries de la Rivière-du-Chêne et de l'Augmentation des Mille-Îles. C'est donc son tuteur Gabriel Roy, de concert avec le notaire Frédéric-Eugène Globensky de Saint-Eustache qui prend en main les affaires seigneuriales. Celles-ci sont peu reluisantes au lendemain des événements de 37 et il importe de retrouver la rentabilité au plus tôt. Roy considère essentiel de concéder des terres dans les immenses territoires vierges de l'Augmentation, au Nord et à l'Ouest de Saint-Jérôme, afin d'accroître les rentes seigneuriales reçues des habitants.


Le lac Marois sur la côte Saint-Godefroy Nord, vers 1925
(carte postale par Novelty Manufacturing, collection MGV)

Il fait donc arpenter l'Augmentation, planifie et nomme les nouvelles côtes et y concède les terres. Ces nouvelles côtes reçoivent respectivement, du Sud au Nord, les noms de Saint-Godefroy puis de Sainte-Elmire, en l'honneur de Godefroy Laviolette et de son épouse Marie-Elmire Lambert-Dumont, puis Saint-Lambert, pour rappeler le souvenir des Lambert-Dumont et enfin de Saint-Gabriel, en son propre honneur! Les concessions commencent d'abord en 1845 dans les côtes Saint-Lambert et Saint-Gabriel, plus propices à la culture car elles sont situées dans une vallée, et se poursuivent à partir de 1847 dans les deux autres côtes. En 1854, l'ensemble des terres de ces quatre côtes est occupé par des colons. Une agriculture de subsistance s'y effectue pendant près d'un siècle. La terre trop pauvre et rocailleuse s'épuise rapidement et les cultivateurs abandonnent leur terre dans la première moitié du XXe siècle pour trouver du travail dans les usines montréalaises. La villégiature et le tourisme sauveront cependant la région en voyant notamment s'y développer l'industrie du ski.

Au moment où Gabriel Roy commence ses travaux dans les seigneuries de sa pupille, un autre événement marque sa carrière. En mars et avril 1841 a lieu une campagne électorale pour l'élection des membres du Parlement du nouveau Canada-Uni. Alexandre-Maurice Delisle se présente dans le comté de Montréal pour le parti Tory (conservateur) et Gabriel Roy pour le parti Réformiste(12). Curieusement, en plein milieu de la campagne, Roy se retire et laisse gagner Delisle. Grand spéculateur immobilier, Delisle n'est pas connu pour sa probité. Il sera accusé quelques années plus tard de malversations et se verra révoquer son poste de shérif. Le 14 juin, jour même de l'élection, Roy est nommé Conseiller législatif, poste qu'il conserve jusqu'à son décès(13). Y a-t-il eu une entente secrète entre Roy et Delsile? La nomination est-elle le paiement du désistement de Roy? Ces questions resteront probablement sans réponse... Mais Roy pourra dorénavant porter le titre d'«honorable», en tant que Conseiller législatif!


Le lac des Becs-scies sur la côte Saint-Lambert Nord, vers 1945
(carte postale par Ludger Charpentier, collection MGV)

Gabriel Roy décède à la paroisse de Saint-Laurent le 17 décembre 1848 à l'âge de 78 ans(14) et y est inhumé le 20 décembre. Entre 1840 et 1848, il aura signé plus de 300 actes notariés relativement aux affaires des seigneuries de la Rivière-du-Chêne et de l'Augmentation dont il avait la gestion. Après sa mort, c'est le notaire Frédéric-Eugène Globensky qui prend ces affaires en charge. Il milite alors pour l'obtention d'une dispense visant à permettre à son neveu Charles-Auguste-Maximilien d'épouser la seigneuresse encore mineure. L'héritage des Lambert-Dumont passe alors aux Globensky...

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(1) Pour une introduction à cette série, consultez les deux articles publiés dans La Feuille de chêne de février et juin 2014.

(2) Registre des baptêmes, mariage et sépultures de la paroisse Notre-Dame de Montréal (NDM-BMS), 5 novembre 1764, mariage de Guillaume Roy dit St-Jean et Marie-Anne Blais dit St-Martin. Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), CE601,S51.

(3) NDM-BMS, 25 mai 1761, mariage d'Étienne Demenion et de Marie-Louise Claveau.

(4) Au terrier de Montréal en 1781, le sieur Dumeyniou possède une terre de 4 arpents sur 25 au côteau Saint-Louis, avec une maison, un pressoir à cidre en pierre et un verger de 20 arpents clôturé de planches. Perrault, Claude, Montréal en 1781, 1969, page 268.

(5) NDM-BMS, 9 février 1779, mariage de Jean-Clément Sabrevois de Bleury et de Marie-Anne-Claveau.

(6) NDM-BMS, 7 mai 1784, sépulture de Jean-Clément Sabrevois de Bleury.

(7) NDM-BMS, 9 avril 1799, mariage de Gabriel Roy et de Marie-Louise Claveau, veuve d'Étienne Dumeynion.

(8) Marie-Louise Claveau était née le 7 janvier 1746 et Gabriel Roy le 19 décembre 1770, baptisés tous deux à la paroisse Notre-Dame de Montréal.

(9) Massicotte, É.-Z., «L'honorable Gabriel Roy», dans Bulletin de recherches historiques, vol. 31, no 9, pages 347-348.

(10) Polly (1785-1856) et Sophia Bagg (v1791-1860) étaient les filles de Phineas Bagg et de Pamela Stanley, originaires de Pittsfield au Massachusetts avant d'émigrer au Bas-Canada. Pour plus de détails, on consultera notamment le testament de Sophia Bagg (notaire Joseph-Augustin Labadie, minute 14278, 18 mai 1856, BAnQ CN601,S219) et son inventaire après décès (notaire J.-E.-Odilon Labadie, minute 6248, 28 janvier 1861, BAnQ CA601,S220).

(11) Greffe du notaire Joseph-Amable Berthelot, minute 3295, 26 octobre 1841, testament de Charles-Louis Lambert-Dumont. BAnQ, CN606,S2.

(12) Monet, Jacques «Alexandre-Maurice Delisle», dans Dictionnaire biographique du Canada, volume 10, Sainte-Foy, Presses de l'Université Laval, 1972, pages 238-240.

(13) Turcotte, Gustave, Le Conseil législatif de Québec 1774-1933, Beauceville, L'Éclaireur, 1933, pages 138-139.

(14) -, «Décès», dans La Minerve, 18 décembre 1848, page 3.