Les Bellefeuille : histoire d'une particule
par Marc-Gabriel Vallières
Article publié dans La Feuille de Chêne, juin 2007, pages 25-26.
En recherchant nos ancêtres, un sentiment de fierté nous gagne lorsqu'on y découvre un grand personnage, quelqu'un dont la renommée s'est élevée au dessus de l'image du simple habitant. On ne peut d'ailleurs empêcher une petite dose d'orgueil de nous envahir quand un aïeul était de la petite noblesse de la Nouvelle-France, voire d'une grande famille de la cour de France.
Il arrive cependant que la tentation soit grande d'en ajouter un peu trop... Dès les XVIIIe et XIXe siècles, plusieurs familles se sont inventé des filiations de noblesse plus que douteuses. Nous avons déjà parlé des Lambert-Dumont, de Saint-Eustache(1), qu'un auteur du XIXe siècle s'était efforcé de faire descendre d'hypothétiques Lambert du Mont, nobles français(2), alors qu'Eustache Lambert, premier du nom au Canada était un domestique et que son fils Eustache avait adopté le patronyme Lambert dit Dumont.
Une situation semblable a touché ma famille avec Joseph-Rémy Vallières, orateur de la Chambre d'assemblée du Bas-Canada puis juge en chef de la Cour du Banc du roi. Pour avantager son ascension sociale, il a ajouté à son patronyme un «de Saint-Réal» sorti de nulle part et que l'histoire a conservé. Son père n'était pourtant que forgeron...!
Un autre cas, depuis longtemps litigieux, concerne les Lefebvre «de» Bellefeuille, autre famille bien connue de l'histoire de Saint-Eustache. Le même Chaussegros de Léry qui a tenté de «nobiliser» les Lambert-Dumont a aussi écrit sur les Bellefeuille(3). Il affirme que les «Le Fébure de Bellefeuille» sont des nobles. L'absence de document pour le prouver ne l'embarrasse pas et il écrit sans gêne :
«Malheureusement, les documents qui auraient pu établir d'une manière positive la noblesse de cette famille furent perdus en France...»(4).
Comme nous le découvrirons plus loin, il aurait été assez difficile de perdre ce qui n'a pas pu exister! Malheureusement pour nous, de nombreux auteurs ont par la suite basé leurs écrits sur les affirmations non fondées de Chaussegros. Il y a plusieurs années, après avoir discuté de ce problème avec Pierre de Bellefeuille, ce dernier m'avait fait parvenir de nombreux textes affirmant l'origine noble de sa famille. Tous ces textes avaient cependant pour source soit l'article de Chaussegros, soit des documents notariés postérieurs à l'adoption de la particule. Voyons donc le fil des événements, à partir des documents d'époque qui nous sont disponibles et qui, eux, sont bien réels!
Chaussegros affirme que le premier Bellefeuille en Nouvelle-France est arrivé à Plaisance, sur l'île de Terre-Neuve vers 1700. Sur ce point, il a raison! Sauf qu'il le nomme «Jean-François Le Fébure de Bellefeuille» alors que tous les actes de l'époque le nomment «Jean-François Le Fébüre dit Bellefeuille», comme dans l'exemple suivant, sur un document de 1705 conservé aux Archives des colonies, à Aix-en-Provence(5):
Notez bien qu'on le dit «habitant de la pointe» [de Plaisance].
Lors du recensement général des habitants de Plaisance en 1698, il ne semble pas encore arrivé(6). Dans le recensement des habitants et pêcheurs de Plaisance en 1704, il est cependant mentionné comme pêcheur(7). En 1719, on le retrouve à Louisbourg où un autre acte notarié le nomme encore «Lefébure dit Bellefeuille»(8). En 1721, il entre en société à Québec avec Charles Hubert où il est nommé «Jean-François Lefebvre dit Bellefeuille»(9).
Malheureusement pour nous, les registres de baptêmes, mariages et sépultures de Plaisance ne nous sont pas disponibles, contrairement à ceux de Louisbourg. Il n'est donc pas possible de vérifier la graphie du patronyme lors de son mariage ou lors du baptême des cinq enfants que nous lui connaissons.
Ce n'est pas Jean-François qui adoptera la particule «de» mais bien son fils François. Une des premières apparitions de cette particule dans les documents anciens est dans le contrat de mariage de François en 1749 avec Josephte de Cournoyer, la fille de Michel Hertel de Cournoyer, conseiller au Conseil supérieur à Québec et juge et bailli à l'île Royale (Louisbourg). Ce contrat est signé devant le notaire Leproust de Trois-Rivières(10). Il va de soi qu'entrer par mariage dans une grande famille de la Nouvelle-France ne peut se faire que si on a soi-même sinon de la naissance, à tout le moins de la réputation et des moyens! Ses créances sont tout d'abord son poste : il est devenu subdélégué de l'intendant à la côte de Gaspé. Ce qui aide aussi sa position sociale est que son oncle Pierre Lefebvre, qui est interprète en langue abénaquise, a acheté en 1729 le fief de la rivière du Grand Pabos, dans la baie des Chaleurs(11). Il est à noter que ce Pierre, frère de Jean-François, n'utilise que le patronyme de Lefebvre et non le dit Bellefeuille. L'année suivante, selon Joseph Drouin, Pierre Lefebvre cède son fief à ses trois neveux, dont François(12). En tant que co-seigneur de Grand Pabos, ce dernier veut continuer son ascension sociale et adopte le patronyme de «Lefebvre de Bellefeuille», peu avant son mariage.
Les générations suivantes vont prendre un certain temps à adopter ce nouveau nom. Les enfants de François vont d'ailleurs utiliser les deux graphies jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. Actif à Saint-Eustache entre 1802 et 1831, le notaire François signera ses actes «François L. Bellefeuille»(13). Ce n'est qu'après lui que la forme «Lefebvre de Bellefeuille» sera définitivement adoptée par tous les membres de la famille et survivra jusqu'à nos jours.
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(1) Vallières, Marc-Gabriel, «La fortune des Dumont...», dans La Revue des Deux Montagnes, numéro 6, mars 1997, pages 5 à 20.
(2) Chaussegros de Léry-Macdonald, Archibald, «Notes sur la famille Lambert du Mont», dans La Revue canadienne, nouvelle série, numéro 3, 1883, pages 633 à 640 et 739 à 747.
(3) Chaussegros de Léry-Macdonald, Archibald, «La famille le Fébure de Bellefeuille», dans La Revue canadienne, 2e série, vol. XX, 1884, pages 168 à 176, 235 à 247 et 291 à 302.
(4) Ibid., page 168.
(5) France, Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), Centre des archives d'outre-mer, fonds des colonies, série G3, notariat de Terre-Neuve (Plaisance), 27 avril 1705, saisie à la requête de Georges de Lasson.
(6) Ibid., série G1, états civils et recensements, 1698, recensement général des habitants de Plaisance en l'île de Terre-Neuve.
(7) Ibid., novembre 1704, recensement des habitants et pêcheurs de Plaisance.
(8) Ibid., série G3, notariat de l'île Royale (Louisbourg), 1er septembre 1719, procuration de François Lefebvre dit Bellefeuille à Georges de Lasson.
(9) Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BANQ), Centre d'archives de Québec, greffe du notaire Claude Louet (CN301,S189), 3 avril 1721, société entre Jean-François Lefebvre dit Bellefeuille et Charles Hubert.
(10) BANQ, Centre d'archives de Trois-Rivières, greffe du notaire Jacques Pinguet (CN401,S59), 15 mars 1749, contrat de mariage entre François Lefebvre de Bellefeuille et Josephte de Cournoyer.
(11) BANQ, Centre d'archives de Québec, greffe du notaire Jacques-Nicolas Pinguet de Vaucour (CN301,S223), 22 octobre 1729, vente de la rivière de Grand Pabo (sic) par Charles Hubert à Pierre Lefebvre.
(12) Drouin, Joseph, Généalogie de sieur Ernest de Bellefeuille, manuscrit conservé par la famille. Il est à noter que nous n'avons trouvé aucun acte notarié concernant cette cession.
(13) BANQ, Centre d'archives de Montréal, greffe du notaire François Lefebvre de Bellefeuille (CN606,S1).