2. Louis Lepage de Sainte-Claire
par Marc-Gabriel Vallières
Article publié dans La Feuille de Chêne, octobre 2013, pages 10-12.
Un personnage haut en couleurs a animé la seigneurie de Saint-Eustache avant même que n'existe le premier noyau villageois, le premier moulin et la première église. Il ne s'agit pas d'un seigneur du lieu, mais plutôt d'un agent seigneurial, chargé d'effectuer au nom du seigneur les concessions de terres et d'en percevoir les revenus. Curé de Terrebonne puis de Sainte-Rose, Louis Lepage de Sainte-Claire connaissait bien la Rivière-du-Chêne puisqu'au Régime français et jusqu'en 1769, le territoire de Saint-Eustache était une «mission» relevant du curé de Sainte-Rose. En plus d'être curé, il connaissait aussi ce qu'impliquait le développement d'un territoire puisqu'il était issu d'une famille de seigneurs et qu'il avait lui-même acheté, en 1720, la seigneurie de Terrebonne. Homme de forte personnalité, il aura de nombreux ennuis avec ses voisins de même qu'avec la justice!
René Lepage, habitant puis seigneur
À l'été de 1663, trois frères et soeurs Lepage s'établissent en Nouvelle-France. Ils viennent de la paroisse de Notre-Dame d'Ouanne en Bourgogne et sont les enfants d'Étienne Lepage et de Nicole Berthelot. Frère de Louis et de Constance, Germain Lepage s'installe sur une terre de Saint-François, à l'île d'Orléans(1). Marié à Reine Larry, ils ont un fils en 1669 qu'ils prénomment René. à l'âge de 17 ans, ce dernier épouse Marie-Madeleine Gagnon. Ils auront seize enfants, huit garçons et huit filles(2). Leur second fils Louis naît à Saint-François de l'île d'Orléans le 25 août 1690.
La seigneurie de Rimouski est concédée en 1694 à Augustin Rouër de la Cardonnière. Celui-ci n'y fait aucun développement et la cède par échange en 1696 à notre René Lepage, fils de Germain, habitant de Saint-François de l'île d'Orléans. Toute la famille vient donc à ce moment s'établir à Rimouski. Germain, le père du nouveau seigneur René sera par la suite considéré comme le plus vieil habitant de Rimouski. à sa mort en 1723, les registres paroissiaux indiquent qu'il avait 101 ans! Si on fait le calcul avec l'âge qu'il avait déclaré lors du recensement de 1681 cependant, il en avait en fait vingt de moins...
Le seigneur René Lepage n'est pas noble, puisque la concession de la seigneurie de Rimouski ne la déclare pas «terre noble». Il s'arroge cependant quelques privilèges en nommant ses fils d'un nom de terre(3). Il y aura ainsi Paul Lepage de Molé (dit aussi de Lamolaie), Nicolas Lepage de Lafossès, Germain Lepage de Saint-François, Pierre Lepage de Saint-Barnabé et celui qui nous intéresse, Louis Lepage de Sainte-Claire.
Louis Lepage dit «de Sainte-Claire»
Tel que déjà mentionné, Louis Lepage est né à Saint-François de l'île d'Orléans le 25 août 1690. Il fait ses études au Séminaire de Québec et, le 8 octobre 1713, il reçoit les ordres mineurs des mains de monseigneur de Saint-Vallier(4). Ordonné prêtre le 6 avril 1715 dans la cathédrale de Québec, il est immédiatement nommé curé de Saint-François-de-Sales sur l'île Jésus.
Le premier noyau du village de Terrebonne est situé juste en face de Saint-François et fait partie de cette paroisse, puisqu'il n'y a pas encore d'église à Terrebonne. Depuis 1707, les habitants de la rive nord y ont construit un premier moulin. Or la seigneurie de Terrebonne est à vendre puisque le seigneur Bouat vient de décéder. Louis Lepage se souvient de l'audace de son père, habitant de Saint-François de l'île d'Orléans, qui avait acheté la seigneurie de Rimouski à l'âge de 27 ans. Curé d'un autre Saint-François, celui de l'île Jésus, il suit les traces de son père et achète le 2 septembre 1720, à 28 ans, la seigneurie de Terrebonne!
Le fait qu'il soit sans le sou ne lui cause pas de problème. Il hypothèque la seigneurie et obtient des vendeurs, les héritiers de François-Marie Bouat, un délai de deux ans pour verser les dix mille livres du prix de vente(5).
Une de ses premières actions est de convaincre l'évêque de Québec de construire une église à Terrebonne. Il obtient la permission en 1723 de construire une première chapelle puis, en 1727, Saint-Louis de Terrebonne est érigé en paroisse. Ayant besoin d'argent pour ses projets de construction d'église, d'un presbytère et de moulins, il obtient une augmentation de sa seigneurie par la concession en 1731 de la seigneurie de Laplaine, au nord de celle de Terrebonne. Cela ne lui suffit pas cependant puisqu'il n'a toujours pas remboursé le prix d'achat de sa seigneurie et que ses dettes atteignent maintenant cinquante mille livres. Il signe à ce moment un contrat avec le Gouverneur, afin de fournir le bois de chêne nécessaire à la construction de vaissaux. Notons que par la concession d'une seigneurie, les seigneurs n'avaient pas droit de coupe du bois de chêne, qui demeurait propriété du Roi pour la construction navale. Il obtient donc par contrat le droit d'aller couper le chêne là où il veut. Plutôt que de le prendre sur ses propres terres qui ne sont pas encore colonisées, il va le couper dans les seigneuries voisines d'Autray et de Berthier. Même si cette coupe lui est permise, il semble qu'il va par la suite prendre ses aises en empruntant à l'occasion chez les voisins le bois dont il aura besoin...
Criblé de dettes (plus de cinquante-cinq mille livres), Lepage doit vendre le 15 janvier 1745 la seigneurie de Terrebonne et son Augmentation, après une tentative infructueuse de faire de l'exploration minière dans l'augmentation de la seigneurie (cette activité était illégale, réservée comme privilège royal).
Il reste donc à Terrebonne comme simple curé jusqu'en 1751. En 1749, il devient aussi «missionnaire» à Sainte-Rose (qui n'est pas encore une paroisse) et va le rester jusqu'en 1760.
Pendant tout ce temps, il ne demeure pas inactif dans le domaine des activités seigneuriales. Le 25 mars 1753, Eustache Lambert-Dumont, seigneur de la Rivière-du-Chêne, le nomme procureur général et fondé de pouvoir pour ses affaires de la seigneurie de Saint-Eustache (qui ne porte pas encore ce nom, puisque la paroisse ne sera fondée que 16 ans plus tard!). Il devra subdiviser la seigneurie en terres, les concéder à des colons et effectuer toutes les actions nécessaires à l'établissement de la seigneurie et à son bon fonctionnement(6).
C'est dans le cadre de cette entente que le 2 août 1756, par exemple, Lepage concède à Pierre Paradis une terre contenant tout le territoire de la partie ouest de l'actuel Vieux-Saint-Eustache, c'est-à-dire du pont de la rue Saint-Louis jusqu'à la petite rue Saint-Denis, de la rivière des Mille-îles jusqu'au nord de ce qui est aujourd'hui le cimetière paroissial(7).
Il semble cependant que Lepage ait pris de mauvaises habitudes lorsqu'il arrondissait ses fins de mois à Terrebonne en coupant pour le Roi le bois de chêne sur les terres de ses voisins. Le seigneur Lambert-Dumont le poursuit devant le tribunal de la Juridiction royale de Montréal car il aurait coupé, pour son propre profit, du bois de construction sur le domaine de la seigneurie dont il avait la gestion(8). Plusieurs habitants de la Grande-Côte, Antoine Parent, Pierre et Joseph Masson et Jean Coron sont interrogés et viennent témoigner à l'effet que Lepage s'est bel et bien approprié ce bois. On ne connaît pas l'issue exacte du litige, mais on peut présumer qu'une entente à l'amiable intervient car Lepage demeure l'agent du seigneur Dumont pour ses affaires de la Rivière-du-Chêne. C'est lui en effet qui effectue la grande majorité des concessions de terres de Rivière-Nord et du Chicot, entre 1757 et 1760, à titre de «procureur général nommé par Mr. Dumont»(9). à partir de 1760, c'est le gendre d'Eustache Lambert-Dumont, Louis-Pierre Cressé qui agira comme agent seigneurial à la Rivière-du-Chêne, jusqu'à la mort de Dumont en 1763.
Louis Lepage a au cours de sa carrière beaucoup d'autres ennuis avec la justice. Déjà en 1742, dans une cause similaire à celle qui l'opposait au seigneur Dumont, il s'était approprié de bois qui ne lui appartenait pas. Il avait cédé en 1739 un moulin à scie de Terrebonne à Paul-Alexandre d'Ailleboust, sieur de Cuisy, membre d'une grande famille de Nouvelle-France. Lepage fait par la suite couper 1100 arbres de pin dans le parc de ce moulin. Il est à noter que seul le bois de chêne était réservé pour les vaisseaux du Roi et non le pin. D'Ailleboust doit donc poursuivre Lepage afin d'obtenir réparation(10).
Il est aussi poursuivi à plusieurs reprises pour non paiement de ses dettes. En 1729, c'est un tonnelier, Étienne Lecomte, qui réclame le paiement de son salaire(11). En 1734, le Grand-voyer du Roi fait effectuer des travaux sur les chemins de Terrebonne, qui doivent être à la charge du seigneur. Lepage n'ayant pas payé, un huissier se présente chez le seigneur-curé qui se rebelle et tente de faire un mauvais parti au huissier. Bien mal lui en prit car ses moulins et ses fermes sont par la suite saisis(12)! En 1737, c'est un prêtre, Jean Bouffandeau, qui le poursuit pour une somme de 1344 livres qu'il ne lui a pas payée, solde d'un emprunt que lui avait auparavant fait Lepage(13).
Plus grave encore, en 1728, il est accusé au criminel pour avoir hébergé de nombreux matelots déserteurs(14). Une descente a même lieu au presbytère qui est perquisitionné!
Louis Lepage de Sainte-Claire décède finalement à Terrebonne où il réside toujours le 1er décembre 1762, au moment même où, à Saint-Eustache, est en train de se construire le Petit-moulin...
________________
(1) Les données généalogiques sont tirées de Charles Guay, Chronique de Rimouski, Québec, P.-G. Delisle, 1869, volume 1, pages 49 à 56.
(2) Certains auteurs mentionnent neuf garçons et huit filles. Cette question reste à élucider.
(3) Très peu de seigneuries ont été concédées en terres nobles en Nouvelle-France. Il n'y eut que celles de Longueuil, de Portneuf et de Beaupré.
(4) Despatie, Aimé, «Louis Lepage de Sainte-Claire», dans Dictionnaire biographique du Canada, volume 3, Sainte-Foy, Presses de l'Université Laval, 1974, page 420.
(5) Pour une histoire détaillée des vingt-cinq années de Louis Lepage comme seigneur de Terrebonne, voir le chapitre 5 d'Henri Masson, La seigneurie de Terrebonne sous le Régime français, Montréal, 1982.
(6) L'acte sous seing privé du 21 mars 1753 a été déposé le 25 mars dans le greffe du notaire Charles-François Coron. Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), CN601,S98.
(7) BAnQ, CN601,S98, greffe Charles-François Coron, 2 août 1756.
(8) BAnQ, TL4,S1,D6168, fonds Juridiction royale de Montréal, 3 juin 1757.
(9) Ces concessions se trouvent majoritairement dans le greffe du notaire Charles-François Coron, (BAnQ, CN601, S98) mais aussi dans ceux de quelques autres notaires, dont François Simonnet (BAnQ, CN601,S372).
(10) BAnQ, TL4,S1,D4821.
(11) BAnQ, TL4,S1,D3616.
(12) BAnQ, TL4,S1,D4106.
(13) BAnQ, TL4,S1,D4479.
(14) BAnQ, TL4,S1,D3423.