La traverse du Grand-Moulin

par Marc-Gabriel Vallières
Article publié dans La Feuille de Chêne, octobre 2019, pages 4-6.

Des lieux connus, que l'on croit avoir vus sous tous les angles, recèlent parfois des secrets oubliés qu'on aurait intérêt à redécouvrir. Le site du Grand-Moulin, à Saint-Eustache-sur-le-Lac (Deux-Montagnes) est de ceux-là, ayant accueilli de nombreuses activités aujourd'hui disparues de notre mémoire.

De nombreux ponts permettent de nos jours d'accéder à la rive Sud de la rivière des Mille-Îles. Au village de Saint-Eustache, le pont Arthur-Sauvé est notre principale voie de communication. À la limite Est de la paroisse, le pont de l'autoroute 13 est tout aussi important. Plus à l'Est, deux autres ponts sont également très fréquentés, à Boisbriand et à Rosemère. Mais que faisait-on avant la construction de ces ponts ?

Le pont plus tard connu sous le nom de « pont de Bellefeuille » a d'abord été construit dans les années 1830 mais a vite été emporté par les glaces. Ce n'est qu'en 1848 qu'on décide de le reconstruire et qu'en 1856 qu'il deviendra le principal lien avec l'île Jésus. Mais Saint-Eustache existait déjà depuis un siècle. Comment a-t-on assuré le transport des voyageurs et des marchandises durant ce premier siècle ?

Les traverses de Saint-Eustache

Avant que la population d'une région ne devienne assez importante, le seul moyen de transport possible pour traverser un cours d'eau était la navigation. Le canot permet de traverser des voyageurs mais, pour les chevaux, les calèches et les charrettes, l'usage du bac est nécessaire. Des entrepreneurs, souvent cultivateurs riverains, se construisaient un bac et offraient aux voyageurs, moyennant rétribution, de leur faire traverser la rivière. De telles « traverses » sont donc apparues sur tous les cours d'eau d'importance de la province.

À Saint-Eustache, deux traverses principales ont été en opération sur le rivière des Mille-Îles durant la première moitié du XIXe siècle : une au village, entre l'extrémité de la rue de Bellefeuille et Laval-Ouest et une seconde au pied du rapide situé la décharge du lac des Deux-Montagnes, soit près du Grand-Moulin(1). Celle du village cesse ses activités à l'ouverture définitive du pont de Bellefeuille en 1856 et celle de la décharge du lac des Deux-Montagnes continue encore quelques temps, jusqu'à la fin des années 1860, à l'usage exclusif des cultivateurs de l'île Jésus se rendant faire moudre leur grain au Grand-Moulin.

La traverse du Grand-Moulin

En 1796, une terre est concédée sur l'île Jésus, au Sud de la rivière à Pierre Vivien dit Rocheleau père par messire Jean-Baptiste Lahaille, procureur des Prêtres du Séminaire des Missions étrangères de Québec, seigneurs de l'île Jésus(2). Il ne semble y avoir alors aucune traverse en opération sur le site, aucune mention n'en étant faite dans l'acte de concession. Au printemps 1802, Pierre Vivien dit Rocheleau fils se fait concéder une parcelle de terre du côté Nord, juste en face de la terre de son père. Il est mentionné dans l'acte de concession qu'une traverse est déjà en opération à cet endroit(3). Le terrain occupait grossièrement la largeur de l'actuel parc Aimé-Strutters au bord de la rivière des Mille-Îles, mais se prolongeait sur trois arpents de profondeur, à l'Ouest du chemin du Grand-Moulin. Même si nous n'en avons pas la preuve formelle, c'est probablement la famille Vivien dit Rocheleau qui a donc commencé à opérer une traverse à cet endroit, entre 1796 et 1802.

Rocheleau fils ne conserve le terrain et la traverse que peu de temps, puisqu'à l'automne suivant, il les revend à Mathurin Fournaise fils(4). Fournaise, qui est encore mineur, est à ce moment cultivateur à l'île Bizard mais son père habite déjà la région du Grand-Moulin, ayant acquis un terrain un peu plus au Nord. Selon l'acte de vente, la traverse utilise un bac de trente pieds de long sur douze de large pour les voitures et les animaux et un canot pour les voyageurs sans marchandise.

Nous avons un peu plus de détails sur les opérations de la traverse grâce à un contrat que signe Mathurin Fournaise un mois et demi plus tard. Lorsqu'il a acheté le terrain et la traverse,c'est un autre cultivateur de l'île Bizard, Jean-Baptiste Debien, qui a agi en son nom. Le 15 novembre 1802, Fournaise cède à Debien des meubles et des animaux en reconnaissance du travail qu'effectue ce dernier « pour manoeuvrer les traverses de bacques et canots »(5). Il est alors mentionné que Debien et son épouse Marie-Josephte Cadieux habitent avec Mathurin Fournaise.


La traverse en 1817
(extrait d'un plan accompagnant un projet de pont,
Archives nationales du Canada, NMC-1184)

Fournaise conserve la traverse pendant dix ans. De cultivateur qu'il était au départ, il a exercé le métier de traversier puis de potier, avant de devenir voyageur. Il est probable qu'il a en fait effectué plusieurs de ces tâches en même temps. En ce qui concerne ses activités de potier, mentionnons que Saint-Eustache a été un centre important de poterie artisanale au cours du XIXe siècle. Outre Mathurin Fournaise fils sur le chemin du Grand-Moulin, on retrouvait comme potiers au village Nicolas Tourangeau, Philippe Hembleman et Jean-Baptiste Chevalier sur la rue Saint-Eustache, Joseph Labelle au début de la Grande-Côte, à l'emplacement de l'entrée de l'actuel pont Arthur-Sauvé, ainsi que quelques autres.

Au mois d'août 1812, Fournaise vend le terrain et les opérations de la traverse à un confiturier de Montréal, Paul Kauntz(6). Ce dernier ne vient pas habiter Saint-Eustache, ce n'est pour lui qu'un investissement. Le matériel flottant a doublé depuis dix ans, puisqu'il se compose maintenant de deux bacs et de deux canots. Kauntz loue immédiatement le terrain et la traverse pour trois ans à Pierre Janvry dit Bélair fils(7). À partir de ce moment et pour les prochains cinquante ans, la traverse sera associée à la famille Janvry (ou Janvril) dit Bélair.

Les Janvry sont difficiles à différencier l'un de l'autre, surtout lorsqu'ils se prénomment Pierre. Non seulement retrouve-t-on des Pierre durant quatre générations dans la région de Saint-Eustache, mais plusieurs des autres enfants vont ainsi prénommer leurs rejetons. Il faut donc se méfier du « Pierre fils » car il deviendra, quelques années plus tard, un autre « Pierre père ». Celui qui loue la traverse en 1815, fils de Pierre, est celui qui épouse l'année suivante à Sainte-Rose Marguerite Casal dit Giraldeau.

À l'échéance des trois ans de son bail, Pierre s'allie à son frère Joseph, époux de Cécile Spénard, et tous deux achètent le terrain et la traverse des mains de Paul Kauntz(8). La semaine précédente, ils s'étaient fait concéder par le seigneur Dumont un agrandissement à ce terrain, pris à même le domaine du moulin, mais cette fois en haut du coteau, surplombant le terrain où est opérée la traverse(9). Le terrain du bas du coteau ayant été sujet aux inondations printanières et ce, jusqu'au XXe siècle, peut-être voulaient-ils se construire une habitation dans un lieu moins humide! Sur ce terrain est aujourd'hui située la maison du 69, chemin du Grand-Moulin.

Les deux frères possèdent la traverse et le terrain en indivision. À l'automne 1822, Joseph cède sa moitié à son beau-frère Hyacinthe Aumais, époux de Marguerite Spénard(10). Aumais ne participe pas à l'opération de la traverse, il revend sa part de l'équipement de la traverse à Joseph(11) mais en loue l'opération à un fabriquant de potasse, Jean-Baptiste Landry fils(12), pour la saison de navigation de 1823. À l'automne suivant, il revend sa moitié indivise à Pierre Janvry(13). Pierre récupère donc à ce moment l'intégralité du terrain.

Le terminus du côté Sud

Comme nous l'avons mentionné plus haut, la terre de l'île Jésus sur laquelle se termine la traverse a été concédée à Pierre Vivien dit Rocheleau en 1796. Durant les vingt ans qui suivent, plusieurs personnages s'échangent entre eux de nombreuses terres des deux côtés de la rivière, notamment Vivien, Jean-Baptiste Comtois dit Laiguille et Pierre Janvry dit Bélair. Après plusieurs transactions, c'est Pierre Janvry qui finit par acquérir la terre avant de le céder à Hyacinthe Aumais dans un échange déjà mentionné. Les trois intervenants de la traverse, les frères Pierre et Joseph Janvry dit Bélair et Aumais conviennent de continuer à permettre l'utilisation de la rive comme débarcadère pour la traverse, ainsi que le chemin qui conduit au chemin du roi, l'actuel boulevard Sainte-Rose(14).

Lorsque la terre est finalement cédée à la famille Casal dit Giraldeau en 1827, une servitude demeure attachée à la terre, à l'effet de permettre les activités de la traverse par les Janvry dit Bélair(15).

La suite et la fin des opérations

À partir de 1843, c'est Édouard, le fils de Pierre Janvry, qui prend en main l'opération de la traverse. Pierre a beaucoup favorisé son fils. Lors de son mariage en 1838, il lui a donné un terrain au village de Saint-Eustache(16). Quelques années plus tard, il lui fera don d'une partie de la propriété de ses terres de la Côte du lac(17). Le 22 juin 1843, ce n'est pas par donation mais par simple bail qu'il transfère la traverse et la maison à son fils(18). Il en conserve donc la propriété.


L'emplacement de la traverse du Grand-Moulin au coin de la rue Cedar
et du chemin du Grand-Moulin, à Deux-Montagnes
(photo de l'auteur)

En 1856, le grand pont du village de Saint-Eustache est rouvert à la circulation après plus de vingt ans d'interruption. Une clause de la loi permettant la construction et l'opération de ce pont lui accorde l'exclusivité du transport des voyageurs entre les deux rives, tout le long du territoire de la paroisse de Saint-Eustache(19). La traverse située au pied du rapide du Grand-Moulin doit donc officiellement cesser d'opérer(20).

En 1863 cependant, les propriétaires du pont protestent auprès de Pierre Janvry car ce dernier continue toujours à opérer sa traverse(21). Au notaire Champagne venu lui signifier le protêt, Janvry répond qu'il permet aux voyageurs de traverser la rivière dans le but avoué de nuire aux propriétaires du pont, car ceux-ci lui ont nui dans le passé!

La traverse est définitivement fermée suite à cette action. Cela pénalise cependant les cultivateurs de l'Ouest de l'île Jésus qui vont faire moudre leur grain au moulin. Ils doivent en effet effectuer un long parcours pour aller jusqu'au pont pour traverser la rivière. À deux reprises, les propriétaires du pont vont donc autoriser les propriétaires successifs du Grand-Moulin à traverser la rivière au bas du rapide, mais à la condition que ce soit exclusivement pour transporter du grain jusqu'au moulin ou de la farine en y revenant(22). À partir de la fin des années 1860, on n'entendra plus parler d'une traverse au Grand-Moulin.

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(1) Vallières, Marc-Gabriel, « Les traverses de Saint-Eustache », dans L'Éveil, 8 septembre 2001, page 10.
(2) Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), greffe Pierre-Rémy Gagnier, CN606,S11, minute 1637, 17 février 1796, concession à Pierre Vivien dit Rocheleau père.
(3) Ibid., minute 4013, 30 mai 1802, concession à Pierre Vivien dit Rocheleau fils.
(4) Ibid., minute 4118, 30 septembre 1802, vente par Pierre Vivien dit Rocheleau fils à Mathurin Fournaise fils.
(5) Ibid., minute 4187, 15 novembre 1802, cession par Mathurin Fournaise à Jean-Baptiste Debien et Marie-Josephte Cadieux, son épouse.
(6) BAnQ, greffe François Lefebvre de Bellefeuille, CN606,S1, minute 1294, 3 août 1812, vente par Mathurin Fournaise à Paul Kauntz.
(7) Ibid., minute 1295, 3 août 1812, bail par Paul Kauntz à Pierre Janvry dit Bélair fils.
(8) Ibid., minute 1415, 15 septembre 1815, vente par Paul Kauntz à Pierre et Joseph Janvry dit Bélair.
(9) BAnQ, greffe Pierre-Rémy Gagnier, op. cit., minute 6699, 9 septembre 1815, concession par Eustache-Nicolas Lambert-Dumont à Pierre et Joseph Janvry dit Bélair.
(10) BAnQ, greffe Frédéric-Eugène Globensky, CN606,S12, minute 1367, 18 septembre 1822, échange entre Joseph Janvry dit Bélair et Hyacinthe Aumais.
(11) Ibid., minute 1368, 18 septembre 1822, vente par Hyacinthe Aumais et Joseph Janvry dit Bélair.
(12) Ibid., minute 1576, 16 juin 1823, bail par Hyacinthe Aumais à Jean-Baptiste Landry fils.
(13) Ibid., minute 1674, 25 octobre 1823, vente par Hyacinthe Aumais à Pierre Janvry dit Bélair.
(14) Ibid., minute 1369, 18 septembre 1822, convention entre Pierre et Joseph Janvry et Hyacinthe Aumais.
(15) Ibid., minute 2834, 3 décembre 1827, échange entre Pierre Janvry dit Bélair et François Casal dit Giraldeau.
(16) Ibid., minute 5464, 7 septembre 1838, contrat de mariage entre Édouard Janvry dit Bélair et Marie Charles Dumoulin.
(17) BAnQ, greffe Jean-Baptiste Archambault, CN605,S4, minute 1343, 3 novembre 1855, donation par Pierre Janvry dit Bélair, veuf de Marguerite Casal, à Édouard, Arthémise, Julie, Adèle et Christine Janvry dit Bélair.
(18) Ibid., 22 juin 1843, bail par Pierre Janvry dit Bélair à Édouard, son fils.
(19) Province du Canada, 10 & 11 Victoria, chapitre 99, Acte autorisant Édouard-Martial Leprohon et Joseph-Amable Berthelot fils à construire un pont de péage sur la rivière Jésus au village de Saint-Eustache, entre les paroisses de Saint-Eustache et de Sainte-Rose.
(20) Cour du Banc du Roi (en appel), cause no 71, Jean-Baptiste Berthiaume vs la Corporation de la Paroisse de Saint-Eustache, Factum de l'appelant, 1920, page 2.
(21) BAnQ, greffe Cyrille H. Champagne, CN606,S43, minute 1091, 30 mai 1863, protêt par Édouard-Philippe Leprohon, MD, exécuteur testamentaire de feu Édouard-Martial Leprohon et par Joseph-Amable Berthelot, avocat, contre Pierre Janvry dit Bélair.
(22) Ibid., minute 1719, 10 octobre 1865, convention entre Duncan McDonald et Caroline-Flavie-Anne Leprohon, et minute 2389, 11 octobre 1867, convention entre Caroline-Flavie-Anne Leprohon, épouse de Joseph Lefebvre de Bellefeuille, et Julien Sauriol.