Premiers chemins et premiers ponts
par Marc-Gabriel Vallières
Article publié dans La Feuille de Chêne, octobre 2016, pages 4-6.
L'existence des rues et des chemins pour nous déplacer d'un point à un autre nous apparaît aujourd'hui comme une réalité allant de soi et tout à fait nécessaire. On ne pourrait concevoir d'acquérir un terrain et de s'y construire une maison si aucune route carrossable ne nous permettait d'y accéder facilement. Pour nos ancêtres qui ont colonisé la région de Saint-Eustache au milieu du XVIIIe siècle cependant, il en était tout autrement. Entre les premières concessions de terres dans la Grande-Côte à Saint-Eustache en 1729 et la construction du moulin Légaré en 1762, par exemple, aucune route ne permettait aux habitants d'amener leurs grains au moulin. La seule voie de communication était la rivière des Mille-Îles. Et comme les rivières du Chêne et du Chicot n'étaient pas navigables tout au long de l'année, il a fallu attendre avant que les concessions de terres ne puissent se continuer le long de leurs berges, jusqu'à ce qu'on finisse par y construire des chemins. Il y a plusieurs années, monsieur Gilles Vaillancourt, dont la terre familiale était située dans le Chicot, m'avait raconté l'anecdote suivante. Vis-à-vis sa terre, le chemin est assez éloigné de la rivière et, de mémoire d'homme, la maison avait toujours été située près du chemin. Pourtant, il avait retrouvé au bord de la rivière les très anciennes fondations d'une maison qui avait probablement été la première construite sur ce lot. Cela tendait à démontrer que même l'étroite petite rivière «aux» Chicots - son appellation d'origine - avait été une voie de communication.
Examinons quand et comment a été développé le réseau routier de notre région, notamment à Saint-Eustache puis à Saint-Benoît.
Les Grands et les Sous-voyers
Dans la France de l'Ancien Régime, le développement des routes était confié à un officier de la Couronne, le Grand voyer. Il était secondé, dans chacune des provinces, par un sous-voyer. À partir de son arrivée en 1665, l'intendant Jean Talon organise l'administration de la Nouvelle-France. En 1667, il fait instituer le poste de Grand voyer de la Nouvelle-France par la Compagnie des Indes Occidentales et y fait nommer Pierre Robineau de Bécancour père à ce poste. Cette nomination est entérinée par le Conseil souverain l'année suivante(1).
Le rôle du Grand voyer est de statuer sur l'emplacement des routes à construire dans l'ensemble de la colonie, les «chemins du Roi», ainsi que sur la répartition des coûts de construction entre les seigneurs et les habitants. Il a bien un rôle d'arbitre entre les différents intervenants, mais ses jugements sont exécutoires et les habitants ne peuvent pas aller à l'encontre de ses décisions.
Il pouvait déjà exister des chemins dans les seigneuries, construits d'un commun accord entre les seigneurs et les habitants, avant que le Grand voyer ne décide d'y instaurer des chemins publics. Mais ces routes locales n'étaient pas officielles, n'étaient construites sous aucune norme et n'étaient pas nécessairement très bien entretenues. À partir du moment où le Grand voyer s'en mêlait toutefois, le chemin devenait officiel, utilisable par tous sans contrainte et devait être tenu en bon état.
Saint-Eustache
Curieusement, le premier dossier dont s'occupe le Grand voyer dans la seigneurie de la rivière du Chêne n'est pas la Grande-Côte ou la côte du Lac, mais bien le Petit-Brûlé. En 1786, les terres de la Grande-Côte et une bonne partie de celles des côtes Nord et Sud de la rivière du Chêne sont en bonne partie concédées. Il existait donc sûrement des chemins «locaux» pour les desservir. Lorsque le seigneur Dumont veut concéder de nouvelles terres au delà de Rivière-Nord, il fait appel au Grand voyer pour localiser exactement le nouveau chemin. René-Amable Boucher de Boucherville, Grand voyer du district de Montréal, dresse alors un procès-verbal le 26 mai 1786 pour en fixer les bornes(2). Le chemin du Petit-Brûlé, dont il ne reste aujourd'hui dans les limites de Saint-Eustache qu'une toute petite section à l'extrémité Nord-Ouest de la montée Laurin, peut donc être considéré comme ayant été la première rue «officielle» de la municipalité.
C'est quatre ans plus tard, en 1790, que le réseau routier de Saint-Eustache prend véritablement son essor. Le 18 septembre, le «chemin de base» est officialisé, correspondant à l'actuelle Grande-Côte et à la côte du Lac (chemin d'Oka). Le 20 septembre, c'est l'actuel boulevard Sainte-Rose, sur l'île Jésus, qui est borné «pour procurer un passage commode aux habitants de la rivière du Chêne, seigneurie Dumont»(3). Le même jour, le Grand voyer accorde aux habitants situés au Sud de la rivière du Chêne, la construction d'un pont dans le village de Saint-Eustache. Cette décision ne rend cependant pas les habitants très heureux. En effet, ils venaient de payer pour la réparation à grands frais d'un autre pont situé sur la même rivière du Chêne, à proximité de celui que voulait faire construire le Grand voyer! Ils protestent donc en signant un document d'opposition devant le notaire Pierre-Rémy Gagnier(4). Le dossier traîne pendant un an et demi avant que le Grand voyer ne modifie la répartition des coûts du nouveau pont, le 11 mars 1792(5). Il y aura donc à partir de ce moment deux ponts sur la rivière du Chêne dans le village de Saint-Eustache, un sur l'actuelle rue Saint-Louis et un en haut du village, à l'extrémité Sud de l'actuelle rue de la Forge. Le 1er octobre 1801, le «député Grand voyer» (sous-voyer) Paul Lacroix vient relier les deux ponts en ordonnant l'ouverture d'une montée le long de la terre de Jean-Baptiste Féré, c'est-à-dire l'actuelle rue Féré, jusqu'au pont du haut du village(6). En 1809, le même sous-voyer ordonne la construction du pont du moulin de la Dalle, dans la Grande-Côte(7).
De la même façon, entre 1790 et 1810, presque toutes les voies permettant la communication à l'intérieur de la paroisse de Saint-Eustache, du Chicot à la côte des Anges, en passant par la côte Saint-Louis seront établies. Par la suite, il ne s'agira que d'assurer l'entretien de ces infrastructures, ce qui ne se fait pas toujours sans remous! À titre d'exemple le 26 août 1836, le sous-voyer Pierre Bibaud accorde une aide financière pour la reconstruction du pont du haut du village (pont de la rue de la Forge). Le 21 mars suivant, les habitants protestent car ils désirent fournir eux-mêmes le bois nécessaire à la reconstruction et ne pas avoir à contribuer au paiement de l'entrepreneur qui effectuera les travaux(8). Les discussions se poursuivent ensuite quant à la solidité prévue du pont reconstruit, lors de la débâcle des glaces au printemps(9).
En 1845, la création des municipalités de paroisses et de villages dans la province du Canada-Uni met un terme aux activités du Grand et des sous-voyers, la responsabilité de l'ouverture et de l'entretien des chemins étant transférée à ces nouvelles entités locales.
Saint-Benoît
La situation est un peu plus simple dans la paroisse de Saint-Benoît. En effet, ce n'est qu'à partir de 1780 que les terres situées en haut de la Mission du lac des Deux-Montagnes commencent à être concédées. Il n'existait préalablement pas de routes locales non officielles puisque le territoire n'était pas développé. Presque tous les chemins seront donc ouverts sous l'autorité du Grand voyer. On voit alors s'ouvrir la côte Saint-Joachim en 1793, la côte Saint-Jean en 1797 et les côtes Saint-Vincent, des Saints, Saint-Louis et des Éboulis l'année suivante(10). Cela se poursuivra jusqu'en haut de la seigneurie du Lac, dans ce qui est aujourd'hui la paroisse de Sainte-Monique, avec les côtes Saint-Henri et Sainte-Marie en 1809.
Plus encore que l'ouverture des chemins, c'est la construction des ponts qui retient surtout notre attention. En effet, nous n'avons souvent pour les routes que le procès-verbal qui spécifie le long des terres de quels habitants elles devront être tracées. Pour les ponts cependant, nous retrouvons souvent dans les greffes des notaires les marchés de construction qui nous permettent d'identifier tous les acteurs qui ont participé à l'érection de ces ouvrages.
Prenons l'exemple du pont de la rue Saint-Jean-Baptiste sur la rivière au Prince, au centre du village de Saint-Benoît. En 1835, le pont existant est en mauvais état et doit être reconstruit. Le Grand voyer du district de Montréal, Pierre-Louis Panet, rédige le 7 décembre 1835 un procès-verbal qui établit non seulement les conditions de reconstruction du pont, mais aussi la façon dont les habitants devront assurer l'entretien de la rue qui conduit au pont de part et d'autre(11). Le 23 février 1836, tel que relaté par le notaire Félix-Hyacinthe Lemaire dit St-Germain(12), une assemblée des officiers de voirie se tient dans la maison de Paul Brazeau sur la rue Saint-Étienne(13). Sont présents Paul Brazeau lui-même, inspecteur des chemins pour la paroisse de Saint-Benoît, et les autres officiers, soit Jean-Baptiste Lahaie fils, Louis Charlebois, Michel Richer dit Louveteau, Jean-Baptiste Richer dit Louveteau fils, Luc Aubry dit Tècle, Antoine Blais, Jean-Baptiste Usereau fils et Théotiste Neveu. Il est résolu que tous les habitants visés devront verser leur contribution en trois versements, un premier immédiatement, un second avant le début des travaux et un dernier avant la fin des travaux. Sont également établies les conditions auxquelles l'entrepreneur qui se verra octroyer le contrat devra se soumettre. Le crieur public Jean-Baptiste Brunet annonce ensuite à tous ces conditions («le pont a été crié au rabais aux sus-dites conditions»!) et les soumissions des entrepreneurs sont reçues par les officiers. Jean-Baptiste Libersan dit Laviolette offre de construire le pont pour la somme de trois milles livres. Antoine Boucher demande deux milles trois cents livres pour les mêmes travaux. François Ouellet demande mille huit cents livres et enfin Jean-Baptiste Chéné offre de faire le tout pour mille quatre cents quarante cinq livres. C'est donc ce dernier qui se voit octroyer le contrat.
Le 7 mars suivant, un marché de construction est signé entre Jean-Baptiste Chéné et l'inspecteur Paul Brazeau devant le notaire Lemaire, détaillant dans un devis les travaux à effectuer(14). Le 15 août 1836, les mêmes parties reviennent chez le même notaire afin de s'entendre quant à la surveillance des travaux et à l'acceptation éventuelle des ouvrages lorsqu'ils seront terminés(15). Malheureusement, nous n'avons pu retracer l'acceptation officielle de ce pont, probablement à l'automne 1836. Les habitants ne pourront cependant pas en profiter très longtemps puisqu'un an plus tard, le village sera détruit par l'armée anglaise.
Tout ceci ne nous donne qu'un bref aperçu du développement des infrastructures, tout au long de notre histoire régionale. Le sujet n'a été jusqu'ici que très peu abordé mais il pourrait s'avérer d'un grand intérêt pour mieux comprendre l'environnement matériel de nos ancêtres. À cette fin, nous pouvons utiliser davantage les outils de recherche qui se développent de plus en plus dans le domaine des archives.
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(1) Roy, Pierre-Georges, Inventaire des procès-verbaux des Grands voyers conservés aux Archives de la Province de Québec, Beauceville, L'Éclaireur, 1923-1932, volume 1, pages 7-8.
(2) Ibid., volume 3, page 2.
(3) Ibid., volume 3, page 18.
(4) Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), greffe Pierre-Rémy Gagnier, CN606,S11, minute 526, 18 octobre 1790.
(5) Roy, op. cit., volume 3, page 19.
(6) Ibid., volume 3, page 75.
(7) Ibid., volume 3, page 96.
(8) BAnQ, greffe Joseph-Amable Berthelot, CN606,S2, minute 3129, 21 mars 1837.
(9) BAnQ, greffe Frédéric-Eugène Globensky, CN606,S2, minute 5260, 10 avril 1837.
(10) Roy, op. cit., volume 6, pages 189-190 et volume 3, passim.
(11) Ibid., volume 3, page 117.
(12) BAnQ, greffe Félix-Hyacinthe Lemaire dit St-Germain, CN606,S15, minute no 1, 23 février 1836.
(13) La maison, reconstruite après 1837, est aujourd'hui située au 9021-9029 de la rue Saint-Étienne.
(14) BAnQ, greffe Félix-Hyacinthe Lemaire dit St-Germain, CN606,S15, minute no 2, 7 mars 1836.
(15) BAnQ, greffe Félix-Hyacinthe Lemaire dit St-Germain, CN606,S15, minute no 8, 15 août 1836.