1. François et Félix de Bérey
par Marc-Gabriel Vallières
Article publié dans La Feuille de Chêne, juin 2013, pages 18-20.
Quand on pense aux premières années de l'histoire de Saint-Eustache, on fait habituellement référence aux concessions de terres de 1729 et 1739, puis on passe immédiatement à la construction d'un premier moulin vers 1762. à part les noms des premiers habitants de la Grande-Côte et ceux des premiers seigneurs, aucun personnage ne nous vient à l'esprit comme ayant joué un rôle dans les débuts de notre histoire locale.
Pourtant, un certain nombre de personnes ont fait en sorte que le premier établissement de colons puisse s'effectuer et les historiens n'ont jusqu'ici que très peu parlé d'eux. Avec cette nouvelle série d'articles, nous espérons pouvoir lever un peu le voile sur ces gens aujourd'hui méconnus, actifs dès le Régime français et pendant les quelques années qui ont suivi la Conquête.
François de Bérey, officier de la Marine
Un premier personnage entre en scène avant même que la seigneurie de la Rivière-du-Chêne ne soit organisée. Souvenons-nous que la seigneurie des Mille-îles, qui sera plus tard divisée en deux parties pour former les seigneuries de Blainville et de la Rivière-du-Chêne, a d'abord été concédée en 1683 à Michel-Sidrac Dugué de Boisbriand puis réunie au domaine du roi puisqu'elle n'avait pas été développée. En mai 1714, le gouverneur Vaudreuil et l'intendant Bégon concèdent à nouveau le même territoire - de façon indivise dirions-nous aujourd'hui - à Charles-Gaspard Piot de Langloiserie et à Jean Petit. Ces deux concessionnaires ne sont pas étrangers au dossier puisqu'ils ont tous deux épousé deux des filles de Michel-Sidrac Dugué de Boisbriand. Cet épisode est bien connu et nous a été raconté à maintes reprises. Ce qui nous est moins connu, ce sont les négociations suite auxquelles cette nouvelle seigneurie sera partagée en deux parties entre les propriétaires, quelques années plus tard. C'est là qu'intervient notre premier personnage, François de Bérey.
François de Bérey, sieur des Essarts, naît vers 1682 à Bernon (aujourd'hui en banlieue d'Épernay) en Champagne, à l'est de Paris. Il est le fils de Charles de Bérey des Essarts et d'Élizabeth Robert. Il s'engage dans les troupes de la Marine dans la compagnie de Lignery et occupe le poste d'enseigne lorsqu'il arrive en Nouvelle-France vers 1703.
Plan du 20 juin 1718 annexé au contrat de partage de la Seigneurie des Mille-Îles
(BAnQ TL4,S1,D2145)
Le 13 septembre 1709, il épouse à Notre-Dame de Montréal Marie-Anne Lemaître, fille de feu François Lemaître de Lamorille et de Marguerite Poulain(1). Malgré son nom à particule, Lemaître n'est pas noble. Il s'agit d'un marchand qui aspire à une certaine ascension sociale en enjolivant son patronyme. Évidemment, lorsque ça permet de mieux marier sa fille...
Revenons aux Mille-îles où Langloiserie et Petit se voient reconcéder la seigneurie en 1714. Charles-Gaspard Piot de Langloiserie meurt avant même qu'aucun développement n'ait pu commencer sur le territoire. C'est donc sa veuve Marie-Thérèse Dugué et son beau-frère Jean Petit qui doivent se partager les quatre lieues et demi de front sur trois lieues de profondeur.
Comme Jean Petit est trésorier des troupes de la Marine en poste à Québec, il n'a pas le loisir de prendre part activement au partage avec sa belle-soeur. Il engage donc un procureur pour s'occuper à sa place et au nom de son enfant mineur de cette affaire et choisit un de ses officiers en la personne de François de Bérey. La procuration est signée sous seing privé le 23 juillet 1717(2). Bérey devra participer au choix des arbitres qui décideront du partage et voir à ce que le tout s'effectue correctement.
Comme la portion qui échoira à Jean Petit correspond à la moitié de la seigneurie qui deviendra celle de la Rivière-du-Chêne, on peut donc dire que François de Bérey a été le premier acteur réel dans la formation du territoire de Saint-Eustache.
Les arbitres François Brunet dit Belhumeur et Clément Lajeunesse, tous deux de Terrebonne, sont nommés le 21 mars 1718. Le 20 juin 1718, ils tracent un plan sommaire des lieux qui a heureusement été conservé(3) et qui est reproduit à la page précédente. Il s'agit là de la première carte qui a été tracée spécifiquement pour notre territoire. On notera qu'elle n'en représente pas l'intégralité puisqu'elle s'arrête, à l'ouest, à la rivière du Chicot. Le 5 août ils produisent un certificat de leurs tractations et le partage est ratifié devant notaire le 30 juillet 1718(4).
On n'entendra plus parler du nom de Bérey à Saint-Eustache pendant un demi-siècle. Pourtant, cette famille n'a pas terminé son rôle dans notre histoire régionale. En effet, François de Bérey et Marie-Anne Lemaître ont des enfants. Outre leur fille Jeanne qui épouse en 1741 à Montréal Jean-François de Vassan, un lieutenant d'infanterie(5), ils ont un fils prénommé Félix qui entre dans les ordres.
Félix de Bérey, curé de Saint-Eustache
Claude-Charles-Félix de Bérey naît à Montréal le 10 juin 1720(6). Il entre chez les Récollets sous le nom de Frère Félix et est ordonné prêtre le 21 décembre 1743. Rappelons que les Récollets - aussi appelés Capucins - était un ordre de «frères prêcheurs» qui prêchaient par l'exemple en prenant très au sérieux leur voeu de pauvreté.
Félix de Bérey, selon un tableau conservé au presbytère de Saint-Eustache.
D'abord aumônier militaire, il est lui-même blessé durant la guerre de la Conquête en administrant les sacrements à un mourant durant la bataille. Il passe les premières années du Régime anglais en Montérégie où il est curé et desservant de plusieurs paroisses (Yamaska, Saint-François-du-Lac, Chambly, Saint-Mathias). En 1769, il devient le second curé de la nouvelle paroisse de Saint-Eustache, dans la seigneurie de la Rivière-du-Chêne. Il revient donc dans les lieux que son père aura contribué à établir, cinquante ans plus tôt. Il demeure curé de Saint-Eustache jusqu'en 1775.
C'est sous le règne de Félix de Bérey que le seigneur Dumont donne en 1770 le terrain où sera construite la future église, le presbytère, un premier cimetière et, bien plus tard, le couvent(7). Il n'y a pas encore d'église proprement dite à Saint-Eustache à cette époque mais seulement une chapelle-presbytère, inuagurée le 21 novembre 1770(8).
Bérey va faire construire le premier presbytère indépendant en 1774(9). Il ne verra cependant pas la première église qui ne sera construite que cinq ans après son départ.
Lorsqu'il quitte Saint-Eustache en 1775, le père Félix de Bérey est nommé Supérieur de la communauté des Récollets en poste à Québec où il restera jusqu'à son décès le 18 mai 1800.
Philippe Aubert de Gaspé nous parle du Supérieur des Récollets dans ses Mémoires:
«Le père de Bérey, leur supérieur, recevait du gouvernement anglais un traitement de cinq cents louis de nos jours. Aussi avait-il ses appartements séparés où il recevait ses amis, donnait des dîners aux gouverneurs, voire même au duc de Kent.»
De Gaspé nous raconte ensuite une anecdote sur une réception qu'avait organisé Bérey pour le duc de Kent et qui n'a pas tourné exactement comme prévu... Un peu trop longue pour être reproduite ici, nous laisserons au lecteur qui voudra en savoir plus sur ce personnage le soin de consulter l'original, que nous citons en référence(10).
En fouillant un peu, on se rend compte que l'histoire de Saint-Eustache était déjà riche avant même la Conquête. Les prochains articles en feront encore foi!
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(1) Bibliothèque et archives nationales du Québec, Centre d'archives de Montréal (BANQ-Mtl), greffe Antoine Adhémar, CN601, S2, 13 septembre 1709, Contrat de mariage entre François de Bérey des Essarts et Marie-Anne Lemaître de Lamorille.
(2) BANQ-Mtl, TL4, S1, D2145.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) BANQ-Mtl, greffe N.-A. Guillet de Chaumont, CN601, S86, 31 décembre 1741, Contrat de mariage entre Jean-François de Vassan et Jeanne de Bérey.
(6) Les données biographiques sur Félix de Bérey sont tirées principalement de Allaire, J.-B.-A., Dictionnaire biographique du clergé canadien-français, volume 1 (Les anciens), Montréal, Les Sourds-muets, 1910, page 47.
(7) BANQ-Mtl, greffe Antoine Foucher, CN601, S158, minute 2410, 24 juin 1770, Concession par le sieur Dumont aux Syndics de la Mission de la Rivière-du-Chêne.
(8) Archives de l'Archevêché de Saint-Jérôme, Correspondance des curés de Saint-Eustache, lettre de Félix de Bérey à son évêque, 22 novembre 1770.
(9) Même si cette date est citée par les nombreux auteurs qui ont raconté l'histoire de l'église de Saint-Eustache, aucune référence à un document d'époque n'a jamais été donnée pour le prouver.
(10) Aubert de Gaspé, Philippe, Mémoires, collection Bibliothèque canadienne-française, Montréal, Éditions Fidès, 1971, pages 58-60. Il y a aussi une autre anecdote aux pages 59-60.