Une industrie de la pêche à
Saint-Eustache en 1811

par Marc-Gabriel Vallières
Article publié dans La Feuille de Chêne, février 2017, pages 4-5.

Le dictionnaire définit le mot industrie comme étant «l'ensemble des activités économiques ayant pour objet l'exploitation des ressources [...]»(1). Quelles étaient ces activités qui ont mené à la colonisation et au développement de la région des Deux-Montagnes? On pense évidemment à l'agriculture puisque toute la vallée du Saint-Laurent est composée de bonnes terres riches en matière organique. Mais peu d'autres ressources nous viennent à l'esprit. Pas d'industrie du bois, puisqu'une fois les arbres abattus pour permettre l'agriculture, la ressource s'épuisait. Peu d'exploitation à grande échelle des ressources hydrauliques, puisque les quelques rivières résultant de l'écoulement des eaux suffisaient à peine à alimenter les moulins à farine et à scie nécessaires à la vie agricole. Une industrie de la pêche? Mais voyons! Nous ne sommes pas en Gaspésie ni dans le Bas-du-fleuve ni même, plus près de nous, sur le bord du lac Saint-Pierre. Pourtant, la ressource halieutique a bel et bien été exploitée à Saint-Eustache au XIXe siècle. Par la signature d'un contrat, un marchand et un tonnelier du village de Saint-Eustache nous permettent de découvrir cette facette de notre histoire.

Le marchand : John Chesser

En 1757, durant la Guerre de sept ans, un jeune soldat écossais arrive en Amérique avec le 27e régiment de fantassins du Royal Inniskilling. Il s'appelle John Chesser. Son régiment participe aux grandes batailles de la guerre contre les Français à Carillon (Ticonderoga) sur le lac Champlain en 1758, puis de la Révolution américaine à Crown Point en 1775, toujours au lac Champlain. Chesser suit son régiment au Bas-Canada et, loyaliste, il s'y installe. Il habite d'abord à Saint-Jean-sur-Richelieu puis se voit octroyer des terres en 1793 à Hemmingford. John Chesser a un fils, John Jr., qui devient marchand et fait le commerce des deux côtés de la frontière américaine. Après avoir fait aussi des affaires le long de la rivière aux Outaouais, celui-ci s'installe vers 1800 comme marchand au village de Saint-Eustache(2).

En 1807, Chesser Jr. acquiert par échange de Louis Graton une maison de pierre sur la rue Saint-Eustache, au coin de la montée du Domaine(3). Cette maison correspond à la partie Ouest de l'actuelle maison Graton-Chesser, au 338 de la rue Saint-Eustache, que les natifs de Saint-Eustache appellent encore maison Renaud(4). Il y installe une brasserie à potasse, achetant des cultivateurs les cendres résultant de la combustion du bois de défrichage et les convertissant en un engrais qui était exporté vers les îles britanniques.

Le tonnelier : Joseph Robillard

Il y a eu plusieurs Joseph Robillard à Saint-Eustache. Il importe de ne pas les confondre car ils ont tous eu en commun d'être passés par Terrebonne et de devenir artisans. Il y a eu Joseph père et fils qui ont exercé le même métier de maçon(5) mais celui qui nous intéresse est maître tonnelier. Fils de Jean-Baptiste Robillard et de Marie-Josephte Pineau, de Saint-Vincent-de-Paul, il a épousé à Terrebonne en 1798 Élizabeth Romain, fille d'Armand et de feue Catherine Moiserot, de Vaudreuil.

En 1806, le couple s'installe sur la rue Saint-Eustache, là où se trouve actuellement le numéro 56, juste au Nord-Ouest de ce qui deviendra plus tard le magasin de J.-A. Paquin(6). Il y demeure jusqu'en 1809, revendant la maison au docteur Jacques Labrie(7) et déménageant son atelier de tonnellerie sur d'autres lots, toujours sur la même rue Saint-Eustache, qu'il loue de divers propriétaires(8).

Le travail du tonnelier est important à cette époque, tout autant que celui du forgeron. Les contenants qu'il fabrique servent au stockage des matières premières, comme la potasse, le poisson, la bière et le vin, mais aussi d'instrument de mesure. Même si le grain et la farine se transportent en poches, on en mesure la quantité avec des tonneaux ou des minots, car les poches n'ont pas une capacité constante.

Le contrat : des tonneaux pour la pêche

Le 29 mars 1811, le tonnelier Joseph Robillard s'engage, devant le notaire Berthelot de Saint-Eustache, à travailler pour une année pour le compte du marchand John Chesser, afin de fabriquer pour ce dernier autant de «quarts» en pin qu'il pourra, afin d'y stocker de l'alose, et de «quarts» en chêne, pour y stocker de la potasse(9). Ces contenants devront être étanches et rapporteront à Robillard trois livres chacun pour les barils pour l'alose et cinq livres pour ceux pour la potasse. Chesser pourra aussi confier à Robillard d'autres tâches, en le payant six livres par journée de travail.

Comme Robillard n'a plus, depuis 1809, d'atelier lui appartenant en propre, Chesser lui fournira un emplacement situé sur son terrain qui est «au dessus du moulin de la rivière du Chêne». Ce qui est curieux est que pour meubler cet atelier, Robillard vend à Chesser, dans un autre acte notarié du même jour(10), tout son outillage de tonnellerie qu'il continuera d'utiliser dans cette boutique!

L'alose est un poisson de mer qui remonte le Saint-Laurent au printemps, afin d'aller frayer dans la rivière des Outaouais. On le retrouvait autrefois en grande quantité dans la rivière des Mille-Îles et la rivière des Prairies, où il se déplaçait en grands bancs et où on le pêchait au filet. Sa présence a aujourd'hui beaucoup diminué dans ces deux rivières, depuis la construction de deux barrages hydro-électriques, la Centrale de la Rivière-des-Prairies entre Saint-Vincent-de-Paul et Montréal-Nord en 1929 et la Centrale de Carillon, sur la rivière des Outaouais, en 1962.

Il est probable que la pêche à l'alose à Saint-Eustache s'effectuait dans le bassin qui s'étend du village jusqu'aux rapides du Grand-Moulin, entre la côte du Lac au Nord et le «haut de la grande côte de Saint-Rose», aujourd'hui Laval-Ouest, du côté Sud. Aucune autre mention de cette pêche dans les textes anciens n'a cependant été découverte jusqu'à aujourd'hui.

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(1) Le Petit Robert 1, 1981, page 993.
(2) Chesser, John et Kay, In consequence of loyalty : A pioneer history, Cobourg (Ont.), [les auteurs], 2002, passim.
(3) Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), greffe Pierre-Rémy Gagnier, CN606,S11, minute 5490, 14 novembre 1807, échange entre John Chesser et Louis Graton.
(4) Renaud, Marie-Michèle, «La maison Graton», dans La Revue des Deux-Montagnes, numéro 4, juin 1996, pages 77-93.
(5) Joseph Robillard père, maçon, naît à Terrebonne en 1789, fils d'un autre Joseph et de Josephte Vézina. Il épouse Ursule Clément à Saint-Eustache en 1809. Voir Jonathan Lemire, Portraits de patriotes 1837-1838, Montréal, VLB éditeur, 2012, page 209.
(6) BAnQ, greffe Louis Brunelle, CN602,S16, minute 236, 5 septembre 1806, vente par Pierre-Rémy Gagnier, notaire, à Joseph Robillard, maître tonnelier.
(7) BAnQ, greffe François Lefebvre Bellefeuille, CN606,S1, minute 1034, 23 septembre 1809, vente par Joseph Robillard, maître tonnelier, et Élizabeth Romain, son épouse, à Jacques Labrie, médecin.
(8) En 1815 par exemple, il loue pour une année un emplacement de la rue Saint-Eustache au marchand Jean-Baptiste Chevallier (BAnQ, greffe Joseph-Amable Berthelot, CN606,S2, minute 789, 23 septembre 1815) alors que l'année suivante, il loue un autre emplacement du boulanger Louis Masson, toujours sur la même rue (BAnQ, greffe François Lefebvre Bellefeuille, CN606,S1, minute 1469, 27 septembre 1816).
(9) BAnQ, greffe Joseph-Amable Berthelot, CN606,S2, minute 45, 29 mars 1811, Engagement de Joseph Robillard à John Chesser.
(10) BAnQ, greffe Joseph-Amable Berthelot, CN606,S2, minute 43, 29 mars 1811, Vente de mobilier par Joseph Robillard à John Chesser. Cette vente inclut à la fois l'équipement de tonnellerie et les meubles de la maison de Robillard.