Les quatre moulins du Chicot
par Marc-Gabriel Vallières
Article publié dans La Feuille de Chêne, octobre 2018, pages 26-29.
Après avoir levé le voile sur le moulin à vent oublié de Saint-Benoît(1), nous continuons à mettre au jour ces petits moulins dont la notoriété a été éclipsée, au cours des années, par ceux dont les murs ont survécu jusqu'à aujourd'hui, comme le moulin Légaré ou le moulin de la Dalle. Penchons-nous maintenant sur une série de moulins qui ont été érigés dès la fin du XVIIIe siècle dans le haut de la seigneurie de la Rivière-du-Chêne, le long de la rivière du Chicot, dans la partie de la paroisse de Saint-Eustache qui a servi à constituer en 1840 la paroisse de Saint-Augustin, aujourd'hui quartier de la ville de Mirabel.
Un premier moulin à scie
La première mention d'un moulin à scie le long de la rivière du Chicot est une concession de terre par Louis-Eustache Lambert-Dumont à Jacques Godin, le 15 octobre 1791. Le lieu est alors identifié comme étant « au Sud de la rivière du Chicot au-dessus du moulin à scie », entre les terres de Jean Desjardins à l'Est, et de Pierre Robitaille à l'Ouest(2). Aucun marché de construction n'a été jusqu'à maintenant localisé pour ce premier moulin, probablement en bois.
Il est à noter que la construction de ce moulin précède celle du moulin de la Dalle, situé à l'embouchure de la rivière du Chicot d'au moins un an ou deux, puisque ce n'est qu'en décembre 1792 que Louis-Eustache Lambert-Dumont donne la permission à son fils Eustache-Nicolas de construire le moulin de la Dalle(3).
Ce premier moulin à scie était situé dans une courbe de la rivière du Chicot, près de l'intersection des chemins du Chicot-Nord et Côte-Nord, sur les lots aujourd'hui identifiés par les numéros 3492910 (du côté Nord) et 3494709 (du côté Sud) au Cadastre du Québec, à proximité du lieu qui deviendra plus tard le village de Saint-Augustin. Le premier moulin à scie est identifié par « S1 » sur le plan aux pages suivantes.
Louis-Eustache Lambert-Dumont n'en reste pas très longtemps propriétaire. Lorsque sa fille Louise-Angélique épouse Antoine Lefebvre de Bellefeuille en 1793, le moulin à scie du Chicot fait partie du douaire de la mariée(4).
En 1806, Antoine Lefebvre de Bellefeuille loue le moulin à Jean-Baptiste Coron pour neuf ans. Le contrat mentionne qu'il s'agit d'un moulin « à deux scies avec ses ustensiles »(5). Coron s'engage alors à reconstruire complètement le moulin de trente pieds en bois d'orme. S'il reconstruit aussi la digue, il devra le faire « que de manière qu'elle ne gonfle pas plus les eaux ». Pour prix de son bail, le locataire devra fournir au propriétaire en juin de chaque année « quatre cents morceaux de bois de sciage, moitié planches, moitié madriers » de dix pieds de long chacun.
Nous ne savons pas si ce premier moulin pouvait opérer toute l'année. En effet, le dernier moulin à scie de ce secteur encore en opération au début du XXe siècle ne pouvait fonctionner qu'au printemps, lorsque le débit d'eau était suffisant.
Un second moulin à scie
Louis-Eustache Lambert-Dumont avait cédé en 1793 à sa fille et son gendre ce premier moulin à scie du Chicot. Mais n'oublions pas qu'il est encore propriétaire, à cette époque, de l'intégralité de la seigneurie. Ce n'est en effet qu'à son décès que le tiers de la seigneurie échoira aux Bellefeuille, alors que son fils Eustache-Nicolas conservera les deux autres tiers. Louis-Eustache peut donc légalement faire construire sur la même rivière tout autre moulin qu'il désire.
En 1807, il passe un marché de construction avec André Amringher, un charpentier de Saint-Eustache, pour construire un second moulin à scie, en amont du premier(6). Ce moulin de bois aura trente-deux pieds de long et comportera aussi deux scies. Amringher pourra ensuite opérer ce moulin sa vie durant, en partageant les profits à moitié avec le seigneur. Ce second moulin était situé à une vingtaine d'arpents en amont du premier, le long de la terre des L'Allier dit Marchaterre, entre l'équerre du rang L'Allier et l'intersection actuelle de la côte des Anges. Sa localisation exacte ne peut cependant être établie avec précision, comme on le verra plus loin.
Louis-Eustache Lambert-Dumont ne voit pas son nouveau moulin fonctionner car il décède moins de trois mois plus tard, le 12 avril 1807. Son testament olographe cède le tiers de la seigneurie de la Rivière-du-Chêne à sa fille Louise-Angélique, épouse d'Antoine Lefebvre de Bellefeuille. Comme ce tiers inclut la Grande-Côte et le Chicot, tous les moulins de ce secteur passent donc à la famille Lefebvre de Bellefeuille, c'est-à-dire le moulin de la Dalle, le nouveau moulin à scie et le droit de construire éventuellement d'autres moulins(7).
La maison du meunier sur le site du premier moulin à scie et du moulin à farine,
au 7790 Chicot-Nord (photo MGV, 2018)
Un moulin déménage
Le premier moulin à scie, celui situé en aval, avait été loué, rappelons-le, à Jean-Baptiste Coron pour neuf ans en 1806. Ce dernier n'opère pas le moulin jusqu'à la fin de son bail. En juillet 1811, il le prête à Pierre Nadon dit Létourneau et, un an plus tard, il lui sous-loue officiellement le moulin(8). En 1815, à l'expiration du bail de 1806, Nadon obtient du nouveau seigneur Antoine Lefebvre de Bellefeuille un autre bail pour le premier moulin à scie, mais il devra le déménager sur sa terre située en amont sur la rivière, à proximité du second moulin à scie. On a donc, à ce moment, une troisième localisation pour les moulins à scie du Chicot. Nous ne pouvons pas encore, à ce moment-ci, établir la localisation respective des second et troisième moulins, l'un situé à l'Est de l'équerre du rang L'Allier, l'autre situé à l'Ouest. En effet, les terres de ce secteur deviendront toutes la propriété de la famille L'Allier à la fin du XIXe siècle et les moulins ont disparu depuis longtemps de la mémoire de tous. Le second et le troisième moulins à scie sont identifiés par « Sa » et « Sb » sur le plan, sans que nous puissions assurer lequel des deux est le plus ancien. En 1841, un de ces moulins est loué par les Bellefeuille à Jérôme L'Allier dit Marchaterre pour cinq ans(9).
Un moulin à farine
Même si Nadon déménage le premier moulin à scie, les Bellefeuille en reconstruisent un autre au même endroit puisqu'en 1868, après la construction du moulin à farine, il y a toujours un moulin à scie sur le terrain(10).
À une date encore indéterminée, les Bellefeuille décident d'ajouter un moulin à farine au site du premier moulin à scie. Il est probable que le faible débit de la rivière à cet endroit n'avantage pas la présence d'un moulin à farine. En effet, le débit augmente au printemps mais à la fin de l'été, lors des récoltes, il s'affaiblit considérablement. En 1845, le moulin ne fonctionne déjà plus.
Le 13 novembre 1845, un marché est conclu avec Antoine Moreau dit Duplessis, un constructeur de moulins de Sainte-Thérèse, afin « de rétablir le moulin à farine érigé à la rivière du Chicot en la paroisse St-Augustin »(11). Il devra « refaire en neuf ce qui est nécessaire, réparer ce qui est susceptible de réparation et le mettre avec ses tournants et travaillants en bon ordre et dans le même état qu'il était après sa construction ».
Peu de détails nous sont connus de ce moulin. Nous savons cependant qu'il était en pierre, tel que le mentionne en 1871 un acte de décharge hypothécaire(12). Il est identifié par « F » sur le plan.
La fin des moulins
Le premier moulin à disparaître est le premier moulin à scie. En 1868, Louis-Charles Lefebvre de Bellefeuille cède le terrain à Caroline-Flavie-Anne Leprohon, épouse du notaire Joseph Lefebvre de Bellefeuille(13). On mentionne bien à l'acte de vente qu'il y a un moulin à farine et un moulin à scie. Six mois plus tard, cette dernière cède le même terrain au marchand Daniel-Adolphe Plessis-Bélair de Saint-Eustache, mais il n'y a plus que le moulin à farine sur le lot(14). Le premier moulin à scie aurait donc cessé ses opérations vers 1868.
Un bâtiment secondaire, sur le site du moulin à farine
(photo MGV, 2018)
Le moulin à farine, quant à lui, arrête de fonctionner entre 1906 et 1938. Daniel-Adolphe Plessis-Bélair l'a vendu en 1889 à Séraphin Guilbault(15), qui l'a cédé en 1906 à Zéphirin Guilbault(16). Il y a alors toujours un moulin à farine sur le terrain. Quand Zéphirin Guilbault le revend en 1938 à Roméo Guilbault(17), il n'y a plus aucune mention de moulin. Les derniers meuniers y ont donc été les Guilbault. Outre la maison du meunier sise au 7790 Chicot-Nord à Mirabel, seuls subsistent aujourd'hui sur le terrain deux petits bâtiments secondaires datant probablement de l'époque des moulins.
Les second et troisième sites de moulins à scie, situés sur des terres de la famille L'Allier à partir de la 2e moitié du XIXe siècle, ont été opérés jusqu'au début du XXe siècle à tous les printemps, lorsque le débit d'eau de la rivière le permettait. Il y a maintenant près d'un siècle qu'ils ne tournent plus.
Plus récemment, le dragage de la rivière effectué au moment de la construction de l'aéroport de Mirabel a malheureusement fait disparaître la plupart des derniers vestiges des digues et des moulins. Seul un oeil averti peut encore en percevoir quelques traces.
Un ancien rouage du moulin à farine
(photo MGV, 2018)
Remerciements
Nous tenons à remercier monsieur Maurice Audy, propriétaire actuel du site du moulin à farine et du premier moulin à scie, qui nous a permis d'accéder au terrain, ainsi que les membres de la famille L'Allier, de la ferme Gilcristall près de laquelle étaient situés les deux autres moulins à scie, pour la gentillesse de leur accueil.
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(1) Vallières, Marc-Gabriel, « Le moulin à vent de Saint-Benoît », dans La Feuille de chêne, juin 2017, pages 4-5.
(2) Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), greffe Pierre-Rémy Gagnier, CN606,S11, minute 640, 15 octobre 1791, concession par Louis-Eustache Lambert-Dumont à Jacques Godin.
(3) BAnQ, greffe Pierre-Rémy Gagnier, CN606,S11, minute 859, 18 décembre 1792, donation par Louis-Eustache Lambert-Dumont et Marguerite Boisseau, son épouse, à Eustache-Nicolas Lambert-Dumont, leur fils. Ils lui cèdent le Petit-moulin (moulin Légaré) et le droit de construire le moulin de la Dalle.
(4) BAnQ, greffe Pierre-Rémy Gagnier, CN606,S11, minute 908, 5 février 1793, contrat de mariage entre Antoine Lefebvre de Bellefeuille et Louise-Angélique Lambert-Dumont.
(5) BAnQ, greffe Pierre-Rémy Gagnier, CN606,S11, minute 5170, 24 mars 1806, bail par Antoine Lefebvre de Bellefeuille à Jean-Baptiste Coron.
(6) BAnQ, greffe Pierre-Rémy Gagnier, CN606,S11, minute 5339, 24 janvier 1807, marché entre André Amringher et Louis-Eustache Lambert-Dumont.
(7) BAnQ, greffe Louis Chaboillez, CN601,S74, minute 8142, 4 et 5 janvier 1808, sentence arbitrale entre Eustache-Nicolas Lambert-Dumont et Antoine Lefebvre de Bellefeuille.
(8) BAnQ, greffe Joseph-Amable Berthelot, CN606,S2, minute 205, 18 juin 1812, bail par Jean-Baptiste Coron à Pierre Nadon dit Létourneau.
(9) BAnQ, greffe Joseph-Amable Berthelot, CN606,S2, minute 3284, 12 juillet 1841.
(10) BAnQ, greffe William Easton, CN601,S151, minute 9081, 11 août 1868, vente par Louis-Charles Lefebvre de Bellefeuille à Caroline-Flavie-Anne Leprohon, épouse de Joseph Lefebvre de Bellefeuille.
(11) BAnQ, greffe Frédéric-Eugène Globensky, CN606,S12, minute 6274, 13 novembre 1845, marché entre Antoine Moreau dit Duplessis et Marguerite McGillis, veuve d'Eustache-Antoine Lefebvre de Bellefeuille.
(12) BAnQ, greffe Cyrille H. Champagne, CN606,S43, minute 3403, 9 décembre 1871, décharge d'hypothèque par Caroline-Flavie-Anne Leprohon, épouse de Joseph Lefebvre de Bellefeuille.
(13) BAnQ, greffe William Easton, op. cit.
(14) BAnQ, greffe Cyrille H. Champagne, CN606,S43, minute 2738, 13 février 1869, vente par Caroline-Flavie-Anne Leprohon, épouse de Joseph Lefebvre de Bellefeuille à Daniel-Adolphe Plessis-Bélair.
(15) BAnQ, greffe Cyrille H. Champagne, CN606,S43, minute 7709, 6 avril 1889, vente par Daniel-Adolphe Plessis-Bélair à Séraphin Guilbault.
(16) BAnQ, greffe Damase Léonard, CN606,S80, minute 4107, 11 juillet 1906, vente par Séraphin Guilbault à Zéphirin Guilbault.
(17) Registre foncier du Québec, district de Terrebonne, acte 51470 RB, notaire Georges-Étienne Filiatrault, minute 133, 8 janvier 1938, vente par Zéphirin Guilbault à Roméo Guilbault.